8 août 2021

Rêve d’un terrien

Près d’un siècle avait passé, l’île, peu à peu s’était peuplée. Venant du continent, pêcheurs et paysans l’avaient transformée en une petite communauté vivante et prospère. Les courses folles des enfants avaient remplacé celles des cabris sauvages, des clôtures avaient remplacé des kilomètres de haies, des engins motorisés étaient garés dans les cours des maisons ou bien circulaient sur les petites routes sinueuses. Le paysage au long des ans s’était civilisé.

Parfois encore, au clair de lune, quelques sirènes venaient danser autour des rochers de la grève. Elles guettaient les pêcheurs attardés et tâchaient, par leurs chants incantatoires, de les attirer sur les écueils où leurs barques se fracassaient les soirs d’équinoxe. A chacun se rattachait une sombre histoire. Toutes les familles du port avaient perdu au moins l’un des leurs par une nuit sauvage où grondait le vent du large.

Marins et terriens formaient deux blocs dans l’île. Jamais un gars du bord de mer ne se serait penché sur une motte de terre. De leur côté les jeunes paysans affectaient de mépriser la « Mare aux harengs ».

Pourtant, Alan jeune terrien dans la fleur de l’âge se sentait à l’étroit sur le sol. Quelques miles le ramenaient toujours à l’immensité de l’eau. Son rêve secret était de s’aventurer comme les natifs du port, sur la « Grande bleue » sans cesse mouvante et capricieuse.

Pour rien au monde il n’eut avoué à ses parents cette aspiration profonde de son âme vers le large. Sa naissance le retenait à la ferme aux murs blancs, couverte de chaume où poussaient les herbes. Une nostalgique rancoeur le suivait nuit et jour qui le poussait au soir tombant vers les criques où l’eau sombre reflétait les étoiles. L’une après l’autre, elles s’allumaient au firmament.

Un soir qu’une pleine lune éclairait le rivage autant qu’une aurore naissante, Alan n’y tint plus, et, sautant dans un canot amarré à un pieu, il se mit à ramer vers le large, puis vira sur la gauche, il voulait simplement contourner l’île.

Pendant une demi-heure il souqua ferme, ivre de l’air du large aspiré à pleins poumons. Il avait oublié la terre proche. Mais bientôt vint la fatigue. L’engourdissement de ses bras peu habitués à ce dur labeur incessant et monotone commençait à le faire souffrir. Ses mouvements se ralentirent et la barque glissa plus mollement sur l’eau.

Avec la marée montante était venue une fine bruine qui obscurcissait par instants la clarté de la lune. Le flux couvrait progressivement les rochers à fleur d’eau, rendant plus difficile la navigation du jeune homme inexpérimenté. Il n’osa se rapprocher de la grève pour ne pas s’ensabler, ni trop s’écarter, de peur de heurter les roches avec la coque de son canot.

C’est alors que vinrent danser devant sa barque quatre ravissantes sirènes aux longs cheveux flottant autour d’elles sur l’eau. Alan crut un moment que la fatigue troublait son esprit. Mais, les voyant passer et repasser sans fin près de lui, s’éloigner en l’appelant de leurs voix mélodieuses, il se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d’une vision de rêve. Il n’eut plus qu’une idée : rejoindre les sirènes. Ce désir lui fit quelques temps oublier sa lassitude. Il rama avec force renouvelée vers les quatre silhouettes qui, telles des feux follets, s’échappaient à mesure qu’il avançait. Leurs chants le grisaient telle une ensorcelante musique. Il semblait transporté dans un autre monde ; rien autour de lui n’existait plus, que les êtres quasi irréels qui nageaient devant lui. Il était charmé par leurs douces voix.

La course folle dura près d’un quart d’heure. Contournant l’île, Alan était maintenant près des falaises creusées de grottes. Toujours, les sirènes fuyaient lorsqu’il allait les atteindre. Elles jouaient à se rapprocher puis à s’échapper. Le rivage élevé cachait presque, maintenant, la lumière lunaire. Il se guidait surtout à la blanche clarté fuyante des voix des sirènes, à leurs chants de plus en plus divins, à leur jeu qui lui semblait d’une grande originalité .

Soudain, une violente secousse ébranla la frêle embarcation. Avant de s’être rendu compte de ce qui lui était arrivé, Alan se sentit roulé et malmené par les flots écumants. Il crut sa dernière heure venue, puis il lui sembla que des mains douces le soutenaient et le tiraient jusqu’au sable sec. Un souffle léger caressa son front. Entrouvant ses paupières brûlantes il vit un doux visage penché sur le sien.

  • « Fils des hommes, comme tu es beau !»
  • A ces mots, Alan sursauta, reconnaissant une sirène. Se souvenant de toutes les histoires contées par sa vieille aïeule, au soir à la veillée, il se sentit en danger et voulut fuir.
  • « Ne crains rien ! Comment pourrais-je te faire du mal ? Vois comme je suis menue et faible ! »

Plus que ses paroles prononcées, sa musique endormit la méfiance du jeune homme.

  • « Viens ! » dit-elle « Tu seras à l’abri dans les grottes et tu pourras reprendre tes forces. Lorsque l’aube rosira le ciel, tu rentreras chez toi !Zsee, Zsee… ».

Subjugué, il suivit la sirène, maintenant inconscient du péril qui le guettait. A marée montante, nul dans l’île ne s’aventurait dans les grottes qu’emplissait progressivement la mer sans en laisser un espace libre.

Allongé sur le sable sec, Alan s’abandonnait corps et âme à l’emprise de la belle et jeune créature.Elle essuyait et lavait doucement les blessures qu’il s’était faites en roulant sur les récifs après la perte du canot en l’enrobant d’une douce complainte.

Bientôt il se sentit caressé par les premières vagues. Une douce parole endormait ses sens chaque fois qu’il semblait s’inquiéter. Mais peu à peu l’eau recouvrait ses jambes. Encore dans son état euphorique, il s’assit, le dos appuyé à la paroi de pierre. Lentement mais inexorablement l’eau montait, atteignant bientôt son ventre, sa taille, sa poitrine… L’air qu’il respirait devenait glacial.

Pleinement conscient du danger, il chercha à fuir, mais toutes retraites maintenant étaient coupées ? Il avait maintenant comme des acouphènes tsee ! Tsee… Sans relâche, ce terrible son dans les oreilles obscurcissait davantage son esprit. Chaque ressac l’amenait plus avant vers la mort.

  • « Puisse périr ainsi que toi la race maudite des hommes ! » siffla la sirène, s’échappant à la nage avec un rire méphistophélique, Alan eut le temps d’apercevoir son escarboucle brillant de mille éclats d’argent sur le front et il la reconnut, celle qui se baignait le plus près de lui tout à l’heure. Une vouivre !

Quelques jours plus tard, après d’épuisantes recherches sur l’île parsemée d’arbustes torturés par le vent du grand large et de murs en ruines qui finissent de crouler, la mer s’était retirée à perte d’horizon. On pouvait à pieds secs atteindre ce repaire de mouettes et de cormorans. Un chemin était tracé, signe d’un monde vivant.Un jour, quelqu’un eut l’idée de rentrer dans la grotte au bout du chemin. Un cadavre à demi décomposé gisait là, qu’avaient commencé à dévorer de gros crabes.

Courage à tout randonneur si l’envie lui prend d’aller faire un tour à pied sur le chemin de « La grotte aux crabes » et surtout si un élan de curiosité le pousse jusqu’au fond de la cavité.

Sans se méfier, au restaurant le plus proche, il se peut qu’il prenne le risque que le propriétaire lui raconte l’histoire locale de la vouivre…

Alors, bonne dégustation, si vous êtes ce randonneur et si vous avez l’habitude de commander au restaurant des crustacés pour votre repas !

Francine Beudet, Août 2021

 

 

Illustration par Simon Dolléans, lien vers la source disponible sur l’illustration