La fleur de chrysantème
I
Le petit prince allait mourir.
Les médecins avaient déclaré, la veille, que leur science ne pouvait plus rien.
L’empereur les avait tous fait jeter en prison, jurant, la main étendue sur sa couronne d’or, qu’il leur ferait trancher la tête le lendemain.
Puis il en avait mandé d’autres ; des courriers étaient partis de tous les côtés, ramenant des vieux à barbe blanche, qui branlaient la tête sous leur bonnet de soie jaune, et murmuraient des paroles sacrées ; mais ils s’étaient bientôt reconnus impuissants ; jamais ils n’avaient eu à combattre pareille maladie ; et dans les saintes écritures bouddhistes, qu’ils avaient passé leur vie entière à consulter, soit au fond des pagodes, soit sous les bosquets consacrés, point ne se trouvait de remède.
L’empereur, furieux alors, leur avait mis à tous la corde au cou, et les avait fait promener par la ville, précédés de hérauts d’armes à cheval, qui criaient au peuple prosterné que ceux-là allaient mourir d’une mort infamante qui, se disant saints et savants, ne savaient pas empêcher de mourir un fils du Ciel.
Mais ce qu’ils n’avaient pu faire, lui, le ferait.
Debout, à côté du lit où agonisait l’enfant, sa couronne sur la tête, vêtu de sa cuirasse d’or, il lui tenait la main et, sans pleurer, il attendait. Il lui semblait impossible que la mort osât toucher son fils, alors qu’il était là, lui l’empereur, lui le maître.
Tout autour du lit il avait fait ranger ses soldats à deux sabres, immobiles dans leurs armures noires, sur lesquelles se dessinaient les douze animaux symboliques ; puis on avait allumé, tout le long des marches de marbre du grand escalier, des chandeliers que des cigognes d’airain tenaient dans leur bec.
Des cavaliers, casqués de têtes de chimères menaçantes, la lance au poing, montaient la garde tout autour du palais ; sur les terrasses, des archers en costume de guerre lançaient des flèches aux nuages ; et les bonzes avaient ordre de frapper sans s’arrêter sur leurs tambours et leurs tam-tams de cuivre.
Si la mort passait par là, le bruit, la lumière, les sabres et les lances l’empêcheraient bien d’approcher.
Dans la ville, la vie semblait suspendue ; les jonques, immobiles sur le bord du rivage, avaient replié leurs voiles carrées ; les boutiques s’étaient fermées ; et devant un colossal Bouddha de pierre, assis sur une feuille de lotus, les deux mains jointes reposant sur ses jambes croisées, à la lueur des torches au bruit des gongs, les femmes et les hommes, poussant de grands cris, se prosternaient la face contre terre, les bras étendus.
Et dans la chambre impériale, sous les soies brodées d’or, au-dessous des deux-dragons blancs sacrés, tenant dans leurs griffes d’argent des bouquets de fleurs de chrysanthème, le petit prince agonisait toujours. Sa poitrine amaigrie se soulevait péniblement ; un souffle étrange sifflait entre ses dents qui se choquaient, et par instants, ses pauvres petites mains crispées semblaient vouloir repousser quelque chose d’invisible qui pesait sur lui et l’étouffait.
Cependant, dans la chambre voisine, au milieu des femmes atterrées, l’impératrice à genoux se lamentait ; et malgré les tentures de soie et les portes d’airain, ses sanglots arrivaient jusqu’au petit malade. Alors doucement il se retournait vers son père et, le fixant de ses grands yeux profonds qui semblaient s’éclairer alors d’une lueur mystérieuse, il demandait pourquoi l’on pleurait là-bas, pourquoi sa maman l’impératrice n’était pas à côté de lui, et pourquoi tous ces soldats qui étaient là, avec leurs grands sabres, ne faisaient rien pour l’empêcher de souffrir !
Et l’empereur alors faisait signe ; les cavaliers brandissaient leurs lances, les archers faisaient pleuvoir autour du palais comme une nuée de flèches, et le bruit, des tam-tams de cuivre grandissait. Puis regardant son fils :
« Dormez, petit prince, disait-il : vos soldats veilleront sur vous ! »
Mais les yeux de l’enfant restaient grands ouverts et son souffle devenait de moins en moins distinct.
II
Tout à coup un bruit se fit entendre au bas de l’escalier de marbre.
L’empereur subitement se retourna. Quel imprudent avait osé franchir le seuil de son palais ? Sa main, lâchant celle de son fils, se porta sur la garde de son cimeterre. Mais un soldat parut à l’entrée de la chambre, et subitement, il se mit à genoux et se prosterna la face contre terre.
« Parle ! Fit l’empereur. Qui ose venir jusqu’à moi ?
– Un vieillard, répondit en tremblant le soldat toujours prosterné.
– Que me veut-il ?
– Vous parler.
– Me parler ! Par les dieux mes ancêtres, je ne sais ce qui me retient de vous faire trancher la tête, à toi et à tes compagnons, pour avoir laissé passer cet inconnu.
Va rejoindre ton poste, j’aviserai après. »
Le soldat, épouvanté, s’inclina et disparut.
Les autres, immobiles comme des statues d’airain, gardaient toujours leurs sabres nus et attendaient.
Mais voilà qu’en haut de l’escalier, presque aussitôt un vieillard apparut. Une longue barbe, d’une blancheur de neige, lui descendait jusqu’à la ceinture : il était vêtu d’une roble de soie, dont le temps et l’usure semblaient avoir mordu la primitive couleur ; ses pieds nus étaient chaussés de « waradji » dont la paille trouée disait la longueur de la route qu’il avait eue à parcourir ; d’une main il s’appuyait sur un long bambou recourbé à son extrémité, et il tenait de l’autre une fleur de chrysantème désséchée.
L’empereur poussa un cri de colère et de rage ; mais, avant qu’il eût fait un signe, le vieillard, étendant la main, dit :
« Ils m’ont laissé passer quand je leur ai dit que je venais sauver ton fils !
– Toi !
– Moi-même ! »
Et le vieillard s’avança vers le lit sans que les gardes, les yeux fixés maintenant sur l’empereur, eussent croisé leurs sabres devant lui.
« Par le Soleil levant, fit-il, si tu mens, je ferai tuer à coups de flèche ceux qui t’auront laissé passer, et je demanderai à mes bourreaux d’inventer pour toi les plus épouvantables tortures ! »
Le vieillard sourit :
– Quand on a mon âge, reprit-il, le fil qui retient l’âme au corps est bien mince et bien usé, et le fer de tes bourreaux ne torturerait guère qu’un cadavre ? »
Et comme les gardes, sur un signe de l’empereur, s’écartaient, le vieux s’approcha du lit :
« J’arrive à temps, ajouta-t-il en regardant l’enfant, qui, étendu maintenant, ne faisait plus un mouvement et semblait fixer devant lui des ombres mystérieuses. « Si tes soldats ne m’avaient pas laissé venir jusqu’à toi, à ce moment même ton fils serait mort ! »
L’empereur tressaillit ; la parole brève de ce vieillard le frappait.
« Et ton remède ? Demanda-t-il.
– Cette fleur de chrysanteme, que je n’ai qu’à poser sur le cœur de ton fils pour que son sang purifié se remette à couler dans ses veines et lui souffle la vie.
– Donne-la donc ! »
Mais le vieillard se recula :
« Il faut d’abord, répondit-il en souriant,
que je sache ce que tu me donneras en échange !
III
L’empereur eut un nouveau geste de colère :
« Misérable, s’écria-t-il, Qui discute le prix d’un service alors qu’il dit le danger imminent ! Ne sais-tu pas que je suis le
maître ?
– De notre vie peut-être, de notre volonté jamais, fit le vieillard sans s’émouvoir davantage.
– Celui qui est là couché est, tu le sais, c’est le fils de ton empereur, le fils des dieux qui règnent au fond des nues !
– Aucun enfant des hommes ne peut se dire fis du Ciel ; et si tu étais Dieu toi-même, tu n’aurais pas besoin de l’aide d’un vieillard.
– Je vais te tuer d’abord et m’emparer de ton mystérieux remède.
– La mort, je te l’ai dit, ne me fait point peur : je suis si vieux, j’ai tant vécu, que je n’aspire plus qu’au repos de la tombe ; quant à mon remède, moi seul peux m’en servir.
– Fixe toi-même alors le nombre de lingots d’or que tu veux emporter, on te les comptera à l’instant.
– La richesse est chose vaine, et si j’avais voulu de l’or, les livres saints m’auraient appris à en trouver. Au fond de la grotte où j’ai vécu, n’ayant pour me nourrir que quelques graines de gingembre ou de nénuphar et l’eau claire d’un ruisseau, j’ai toujours été plus riche que toi, si remplis d’or que soient tes coffres et ton trésor impérial.
– Veux-tu des honneurs ?
– A quoi bon ? Ce sont là des hochets pour la jeunesse : ceux de mon âge ne s’en amusent plus.
– Ecoute alors, filt l’empereur en lui saisissant la main. Je te ferai bâtir un temple magnifique. Cent colonnes de bronze incrustées d’or en supporteront la colossale toiture ; mille lanternes de fer et de pierre y brûleront jour et nuit. Au milieu j’élèverai ta statue ; les bonzes y viendront chanter tes louanges au son des tambours, et je punirai de mort quiconque ne se prosternera pas devant toi. »
Mais le vieillard secoua de nouveau la tête :
« Les temples sont faits pour abriter seulement les statues des dieux, et nul homme n’a le droit d’obliger une autre créature humaine à se prosterner devant lui !
– Que veux-tu ? La moitié de mon royaume, mon palais, mes archers, mes cavaliers aux cuirasses d’argent ? »
Mais l’autre, de la tête, refusait toujours ; quand tout à coup l’enfant poussa un long soupir, ses mains se raidirent, sa tête s’inclina et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour crier, mais aucun son ne sortit.
– Il est mort », s’écria l’empereur !
Et jetant son sceptre au pied du vieillard,
– Prends-le, ajouta-t-il, si c’est le pouvoir suprême que tu veux : aussi bien ne me sert-il à rien, puisque je ne peux pas empêcher la mort de me prendre mon fils ! »
Et se jetant à genoux, ses lèvres se posèrent sur les mains glacées de l’enfant, et des larmes emplirent ses yeux.
Les soldats, étonnés, voyant pleurer leur empereur, s’étaient mis à genoux eux aussi, et le bruit des tam-tams avait subitement cessé.
Un grand silence planait maintenant dans l’immense salle aux tentures brodées de fleurs de lotus et de clochettes d’or, où seul restait debout, au milieu des autres agenouillés, le vieux mendiant à barbe blanche.
Le soleil entrait en plein dans la pièce, accrochant de gais rayons à l’acier des armes et aux dorures des broderies ; et sur les camélias et les bambous du jardin impérial, les oiseaux chantaient.
Alors le vieillard étendit la main ; doucement sur les lèvres de l’enfant, il passa la fleur de chrysantème ; puis il la lui appliqua sur la poitrine, à la place du cœur. Aussitôt le cœur se remit à battre, les lèvres se colorèrent, les membres se détendirent, et le petit prince, redressant la tête, étonné en voyant tout ce monde à genoux, dit :
« Pourquoi pleurez-vous, monseigneur mon père ? N’est-il pas l’heure où d’habitude je descends au jardin avec mon gouverneur ? »
L’empereur poussa un grand cri :
« Miracle, fit-il, mon enfant vit ! »
Et se précipitant vers lui, il le prit dans ses bras et le couvrit de baisers fous.
Puis se tournant vers les soldats qui s’étaient relevés :
« Allez chercher l’impératrice, et courez par la ville dire à tous que je veux qu’on se réjouisse.
« Le prince est sauvé ! Ce soir, on illuminera ; mes trésoriers s’en iront par les rues jeter au peuple des pièces d’or et d’argent ; toutes les cloches sonneront, et, dans tous les temples, les prêtres qui battent les gongs des jours de fêtes, chanteront les louanges des dieux protecteurs.
– Et toi, ajouta-t-il en s’adressant au vieillard, sois tranquille, je e t’oublierai pas. Dès ce jour tu t’assiéras à ma droite, sur mon trône impérial, et chacun de tes désirs sera un ordre pour tous ! »
Mais le vieillard sourit :
– Je n’ai besoin de rien, dit-il, et je ne demande qu’une chose : m’en retourner là-bas, d’où je viens, et où je ne tarderai pas à m’endormir dans l’éternel repos. Ce n’est pas moi d’ailleurs qui ai sauvé ton fils, c’est toi : car tu as offert aux dieux éternels les deux seules choses qui pouvaient toucher leur infinie miséricorde :
– Tu t’es mis à genoux, et tu as pleuré. »
Et comme il s’en allait au milieu des soldats qui, leurs sabres inclinés, le saluaient, du seuil se redressant, le doigt levé, il ajouta :
« N’oublie jamais qu’au-dessus de toi il est un maître suprême ; et que dans l’éternelle balance une larme pèsera plus que les armes de tes guerriers, ta couronne et tous tes trésors ! »
Et l’empereur à son tour s’inclina et dit :
« Merci, mon père ! »
Cf : Bessier, Mémoires d’un moineau, Hachette